Le gel du corps électoral : l’essai d’une 3e voie
La présence française en Calédonie ne peut être menacée, sauf guerre mondiale1, … Pierre MESMER, 1er ministre, 1972.
Adressé à Xavier Denaux, ministre des DOM-TOM, au travers d’une circulaire du 19 janvier 1972, cette phrase du 1er ministre de la République française de l’époque est équivoque, à savoir que la France ne donnera jamais l’indépendance à la Nouvelle-Calédonie et qu’il faudrait une guerre mondiale pour que cela, peut-être, se produise.
Depuis les premières revendications d’indépendance émises par le peuple kanak, celui-ci n’a eu de cesse de chercher une solution afin de retrouver sa liberté.
Or, l’étude des colonisations et décolonisations notamment européennes n’ont montré à ce jour que 2 issues possibles : soit le pays colonisateur décide de se retirer de lui-même, soit le peuple colonisé essaie, par les armes, seul ou avec des alliés, à reprendre ses droits.
Si les Nouvelles-Hébrides (Vanuatu) ont eu la “chance” en 1980 d’obtenir leur indépendance via la première solution, la Nouvelle-Calédonie dans la même décennie à dû se résoudre à emprunter la seconde voie au travers d’un conflit armé qui dura près de 4 ans qui n’aboutit malheureusement pas. La Nouvelle-Calédonie demeurant à ce jour une possession française.
Néanmoins, face à cette situation, les leaders indépendantistes ont ouvert une 3e voie : celle du “gel du corps électoral”.
En effet, en signant les accords de paix de Matignon en 1988 puis ceux de Nouméa en 1998, les leaders indépendantistes kanaks décidèrent avec l’Etat de geler le corps électoral afin de régler la problématique de la colonisation via une solution démocratique au travers des urnes avec une particularité visant à restreindre le nombre de personnes ayant le droit de se prononcer (voter) aux referendums d’auto-détermination.
L’objectif premier pour les indépendantistes étant de restreindre la politique de peuplement mise en place par la métropole depuis plusieurs années visant à rendre les kanaks minoritaires dans leur propre pays2, contrôlant et régulant ainsi l’immigration (la mobilité) des personnes en provenance de la France métropolitaine ou des autres territoires d’outre-mer (réunion, Wallis et Futuna, …), lesquelles sont aujourd’hui bien souvent contre ce gel.
Or, il est possible de donner une autre lecture à ce gel du corps électoral qui toujours du côté indépendantiste consisterait à permettre au peuple kanak d’être à nouveau majoritaire dans plusieurs années non seulement démographiquement mais électoralement et ainsi lors du déclenchement d’un nouveau scrutin d’auto-détermination accéder à la pleine souveraineté par les urnes. La période entre-temps servant à ceux-ci de se développer avec le soutien de l’Etat.
Cette vision, bien que basée pour certains (non-indépendantistes) sur une violation au départ des droits fondamentaux de la constitution voire des droits de l’homme, offrirait cependant une 3e issue permettant d’un côté aux indépendantistes d’obtenir l’accès à la pleine souveraineté, de manière démocratique, par les urnes, renonçant ainsi à la voie des armes et de l’autre côté, pour l’Etat, la première décolonisation pacifique de son histoire sans heurts et sentiment d’abandon par les populations concernées car décidée par les urnes.
Malheureusement, il semblerait que l’Etat là encore n’a pas joué franc-jeu, faisant miroiter aux indépendantistes cette illusion, lui permettant de gagner du temps3 mais n’ayant que pour seule conséquence aujourd’hui que de raviver les tensions4 5, démontrant qu’il n’a pas de parole6 et amenant les kanaks à percevoir le futur projet de dégel du corps électoral comme un acte de recolonisation.
Cette situation machiavélique est très bien résumé7 par le docteur en anthropologie, Stéphanie Graff, qui stipule que l‘Etat en engageant un tiers, que sont les victimes de l’histoire, dans les négociations avec le peuple colonisé, a mis en place une stratégie qui allait lui servir pour contrer l’indépendance. La France utilise la colonie de peuplement qu’elle a elle-même créée pour contrer la possibilité d’indépendance du peuple autochtone. En déclarant que ce sont les calédoniens qui doivent décider de leur avenir, il sait très bien que le principe d’un homme-une voix découlant de toute démocratie, devient alors dans un contexte de colonisation de peuplement, un atout contre le peuple colonisé et sa volonté d’indépendance.
Luc Tournabien, auteur né à Chambéry, arrivé en Nouvelle-Calédonie en 1981, ayant vécu la période des “évènements”, décrit dans ses mémoires, repris en 4e de couverture de son livre8, qu’aux antipodes, l’Etat opprime […] triche, manipule, bafoue les principes qu’il affiche et se montre prêt à tout pour ne pas perdre son ultime colonie de peuplement …
Or, occupée en 2024, depuis 171 ans, la Nouvelle-Calédonie va bientôt intégrer la durée moyenne de colonisation par un état européen situé entre 1829 et 20010 ans (cf carte ci-dessous) amenant l’ensemble des forces en présence, aussi bien indépendantiste que non indépendantiste à trouver une solution et faire un choix pour la période comprise entre 2035 et 2053, année du bicentenaire de la prise de possession de celle-ci par la France, en vue d’une décolonisation effective, selon les critères de l’ONU.
2 En 2024, les guyanais, réunionnais, tahitiens, martiniquais, guadeloupéens, wallisiens et futuniens sont tous démographiquement majoritaires au sein de leurs territoires. Seuls les kanaks sont minoritaires sur leur propre sol.
3 Dégel du corps électoral calédonien : Oscar Temaru solidaire des indépendantistes kanak • TNTV Tahiti Nui Télévision
4 Nouméa : des indépendantistes manifestent contre le dégel du corps électoral – Nouvelle-Calédonie la 1ère (francetvinfo.fr)
5 Visite ministérielle : la manifestation des militants indépendantistes a tourné à la confrontation avec les forces de l’ordre – Nouvelle-Calédonie la 1ère (francetvinfo.fr)
7 Colonisation de peuplement et autochtonie : réflexions autour des questions d’autodétermination, de décolonisation et de droit de vote en Nouvelle-Calédonie | Cairn.info
8 TOURNABIEN Luc, 2023, 40 ans d’émancipation … pour mieux recoloniser ?, 272p.
9 Moyenne obtenue sur la base des 194 à196 pays recensés par le FMI et la Banque mondiale pour 2017-2018
10 Moyenne estimée sur la base des 230 pays et territoires autonomes ou non recensés via le CIA World Factbook de 2017.